Ils étaient à la limite de la disparition dans nos contrées. Cinquante ans plus tard, ils sont devenus un fléau, passant d'un millier de têtes à plus de 100 000 individus, sans doute plus. Quand on connaît leur gourmandise, il y a de quoi s'alarmer et provoquer la colère des pêcheurs et des pisciculteurs, inquiéter les responsables d'aéroports, mobiliser la classe politique française et européenne, des dizaines d'équipes de recherche dans le monde, susciter des plans de régulation... Le dossier est épais et s'épaissit. Tandis que leur prolifération menace certaines espèces de poissons.

Le cormoran n'a pas, dans les esprits profanes, une image trop négative. Pourtant, la littérature ne l'épargne pas. Ainsi, à bord de l'Arche de Noé, il est puni par le patriarche pour mauvaise conduite, qui lui retire la petite glande productrice d'une substance qui, chez les autres oiseaux, imperméabilise le plumage. C'est pour cela qu'après chaque plongée, ils doivent se sécher en écartant leurs ailes pendant de longs moments. Noé lui donne également sa couleur noire. D'où sans doute son nom. Car cormoran signifie "corbeau de mer". Même Jean de La Fontaine l'épingle dans la fable Les Poissons et le Cormoran où il apparaît sous un jour peu reluisant.

Pourtant, c'est un beau volatile aux performances surprenantes. Il existe en Europe trois espèces : le grand cormoran, le cormoran huppé et le cormoran pygmé. D'une envergure de 1,20 à 1,50 m, le grand cormoran (Phalacrocorax carbo sinensis) pèse en moyenne de 2 à 2,5 kg (avec des bêtes de 5 kg pour les plus grands) et mesure de 80 cm à 1,10 m. Il a besoin de quelque 400 à 750 grammes de poisson par jour qu'il va chercher en plongeant sous la surface de l'eau. Ses courtes pattes palmées, parfaites pour la plongée, son bec très puissant muni d'un crochet, et son cou en "S", très souple, en font d'excellents pêcheurs.

Ils nichent en colonie, pêchent en groupe et se retrouvent le soir dans des dortoirs. Les grands cormorans d'Europe du Nord migrent vers le sud en septembre et octobre et repartent de février à la mi-avril pour la nidification d'été. Mais ceux d'Europe de l'Ouest sont beaucoup plus sédentaires. On peut les observer au Lac de Lozère presque toute l'année !

Espèce protégée

Mais d'où vient donc la polémique ? Ce qui représentait quelques dizaines d'oiseaux dans un département est aujourd'hui multiplié par cent ou plus. C'est que, depuis 1979, ils bénéficient au niveau européen du statut d'animaux protégés. Et que les aménagements de nouveaux plans d'eau, soit pour la pêche de loisir, soit pour la pisciculture, ont multiplié les écosystèmes où ils se sentent à l'aise.

Ce qui fait qu'aujourd'hui, ils sont nombreux à se mettre à table et à se servir dans les fleuves et rivières. Perches, carpes, truites, saumons, jusqu'aux brochets, le cormoran ne se refuse rien. A sa décharge, il pêche aussi les nuisibles comme le poisson-chat. Personne ne lui en voudra. A raison d'un demi-kilo par volatile et par jour, en moyenne, multiplié par autant de cormorans, le calcul est vite fait. Et de nombreuses zones françaises souffrent de cette surpêche. Même sur la Loire, dernier fleuve sauvage d'Europe, les cormorans font des ravages. Les zones humides, la Brenne ou la Sologne ne sont pas épargnées. Et à notre niveau, Fabien Daubresse, en bon comptable de la trésorerie de l'AAPPMA, estime "qu'à raison de 400 g de poissons par jour et par individu, nos lacs perdent plus de 250 kg de poissons chaque hiver."

Depuis quelques années, tout en conservant leur statut protégé, des autorisations de chasse avec quotas ont été instaurées. Ainsi, dans nos départements, un peu plus de trente-mille "têtes" sont autorisées à être tuées chaque année. Mais les chasseurs ne sont pas intéressés par ce gibier qui ne se mange pas et trouvent presque leurs adversaires un peu trop espiègles. Les mesures d'effarouchement ne sont que partiellement efficaces et sont vite assimilées par ces volatiles moins bêtes qu'ils n'en ont l'air. Des expériences sont pourtant menées en France, où l'on a immergé des haut-parleurs diffusant le cri de l'orque, l'un des rares prédateurs du cormoran. Mais nos volatiles sédentarisés sont-ils suffisamment idiots pour penser que des orques vivent dans nos rivières et plans d'eau ?

La chasse au cormoran est une mesure qui émeut les écolos bobos et qui, dans la pratique, semble peu efficace. Tous les pays qui l'ont essayée le reconnaissent : les quotas de chasse ne permettent même pas de réguler la population. Au Danemark, l'une des principales zones de nidification des cormorans migrateurs, on tente de s'attaquer au problème en détruisant les œufs dans les nids. Les résultats semblent encourageants, mais restent à petite échelle.

La dissuasion est aussi utilisée. Sur quelques plans d'eau d'Eure-et-Loire notamment, on a posé des câbles espacés de quelques mètres entre deux berges opposées, empêchant l'amérissage des oiseaux qui, assez maladroits, ont besoin de place pour se poser sur l'eau. Si cette solution a fait ses preuves, elle est difficilement applicable dans des zones urbanisées, où les câbles pourraient vite intéresser des voleurs de métaux. Sans compter le danger que cela représente pour un enfant qui serait tenté de traverser le plan d'eau à l'aide du câble, ou encore la pollution visuelle que cela engendre pour les riverains.

L'exemple britannique

En 2009, outre-Manche, The Angling Trust avait mis sur pied un site Internet participatif pour recenser les cormorans. Ce fut un grand succès à tous points de vue : la mobilisation a été massive, tant de la part des pêcheurs que des défenseurs des oiseaux. Ils ont travaillé main dans la main. Imaginer cela en France relève de l'utopie ! Mais les pêcheurs n'ont pas encore obtenu gain de cause. Ils ont bon espoir qu'avec le Brexit, le cormoran perdra son statut d'oiseau protégé sur le territoire britannique et que l'espèce soit inscrite sur la "liste générale" des oiseaux qu'on peut chasser, au même titre que les corbeaux ou les pigeons.

En attendant des solutions concrètes, les poissons n'ont qu'à bien se tenir car, qu'on se le dise, les cormorans ont encore de beaux jours devant eux.